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Les figures toujours contemporaines de
Carlo Lucarelli

par Hubert Artus

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Enjoy polar n° 123 : Carlo Lucarelli (real player)

Les critiques des romans de Carlo Lucarelli

[Une version sonore de cette interview est disponible sur le site, version légèrement différente donc, dans le cadre d’ ENJOY POLAR – VERSION MAUVAIS GENRES ]

Interdite pendant de très nombreuses années par le régime politique, la littérature noire italienne a retrouvé droit de cité depuis les années 90, et est traduite en France depuis cette période. Outre Battisti, auteur exilé en France, on peut découvrir, quelques mois ou années après leur publication originale, des auteurs majeurs comme Andrea Pinketts, Marcello Fois, Andrea Camilleri, entre autres. Des personnes (Serge Quadrupanni) ou des éditeurs et traducteurs (la Série Noire ou les défuntes Tram’Editions) ont fait ce courageux travail de recherche et de fidélité, pour nous faire découvrir des auteurs éminemment intéressants dans leur rapport à l’histoire, à la contemporanéité, à la nervosité littéraire.

Parmi ces auteurs, Carlo Lucarelli. Dix romans publiés en France, tous dans le genre noir (sauf deux romans " pour jeunesse "), tous (sauf un) situés dans le passé italien de ce siècle. Fondateur du " Groupe 13 " à Bologne, il a fait de ce passé sa principale recherche, à la fois sociétale dans sa matrice et psychologique pour ses personnages. Avec ALMOST BLUE, un roman sur un tueur en série, publié en France en 2001, il montrait qu’il pouvait aussi travailler des figures et des peurs contemporaines. Son rapport à ses personnages, à la fois cynique mais sans prise de position sur leurs ambiguïtés lorsqu’ils en ont, a le mérite de l’attachement de l’auteur autant que celui du débat avec le lecteur. Dans chacun de ses romans, il montre une maîtrise parfaite des milieux policiers, des usages, procédures et hiérarchies. Rencontre avec un metteur en scène qui donne une voie à son monde…

 

Hubert Artus : Carlo Lucarelli, on vous avais connu en France avec le Groupe 13. L’optique de ce groupe littéraire était de remettre clairement en scène le passé de l’Italie, l’assumer clairement dans le présent, dans la fiction que ce présent générait (qui trouvait forcément des origines dans le passé), ce qui est aussi votre travail, dans votre veine historique. Où en est ce groupe, et comment vous positionnez-vous maintenant par rapport à lui ?

Carlo Lucarelli (traduit par Arlette Lauterbach): Le Groupe 13 a débuté à Bologne, il avait pour but de mettre en relation une certaine tradition du roman policier italien et la nouvelle tendance (représentée par Fois, Baldini, Pacucci, moi-même). Les auteurs qui le composaient respectaient certes la tradition du polar, mais avaient aussi un engagement politique, faisaient passer des faits sociaux, des faits de société, dans leur littérature. C’était surtout une sorte d’école, une Gialli Bologne (le terme Gialli désigne ici le genre noir italien, NDLR)… C’était une conception du polar qui se base effectivement sur un travail de mémoire, sur le polar comme roman critique envers la société. La vieille tradition du polar renouvelée par les modernes… Ce groupe, bien qu’il ne fasse plus rien pour le moment, existe toujours.

Pour ce qui est du travail sur le passé, c’est à l’Italie mussolinienne et de l’immédiat après-Mussolini que vous vous intéressez. Comment vous êtes-vous intéressé à cette période ?

J’étais étudiant en Histoire Contemporaine, alors… Si j’avais été en Histoire Antique, peut-être aurais-je écris sur l’Antiquité !… Non, en fait, cette période " mussolinienne " est une époque primordiale dans l’histoire italienne. Dans cette période prennent racine beaucoup de choses peu reluisantes qui se produisent aujourd’hui. Une période pleine de mystères, très trouble, avec laquelle l’Italie n’a toujours pas réglé ses comptes. C’est donc précisément une période qu’affectionnera un auteur analysant les contradictions pour faire de la fiction.

Vos mises en scène, leur réalisme, sont très précises. Pour votre travail de documentation, êtes-vous plus rigoureux lorsque vous vous documentez en vue de romans sur le passé ou sur le présent ?

Oui, car quand on travaille sur une période comme celle-là, il y a des détails qui sont importants et d’autres moins. Mais néanmoins, pour que le lecteur s’intéresse à ce qu’on lui raconte, c’est précisément dans ces détails qu’il faut aller fouiller. C’est dans ces détails qu’il faudra alors être rigoureux. Mon lecteur doit savoir exactement comment s’allume la lumière d’une pièce dans les années 30 (c’est une clé qu’on tourne, il n’y a pas d’interrupteur), tous ces détails-là. Il me faut aussi décrire très rigoureusement comment on vit dans un Etat dictatorial, ainsi que la vie courante d’un policier de cette époque. Comme c’est à moi d’amener ces renseignements au lecteur, je dois être parfaitement au courant de ces détails, d’où le travail conséquent qui est le mien.

Ceci dit, dans la mesure où l’époque est lointaine et où le lecteur ne l’a pas forcément vécu, je peux me permettre des distorsions… Mais je dois être le plus rigoureux possible. Paradoxalement, c’est lorsque je parle de l’époque actuelle, que tout le monde vit et connaît, je peux moins me permettre d’inventer…

Une de vos caractéristiques est d’être très précis sur les fonctionnements des corps de police, les relations des corps de police entre eux, des hiérarchies, des modes de vie " internes ", de divers asservissements. Le flic De Luca, qu’on voit VIA DELLE OCHE, L’ETE TROUBLE et CARTE BLANCHE, traverse l’époque de la guerre et de l’après-guerre en restant dans la police, collaborer avec des polices de différents pouvoirs en place ne le heurte pas. Autre propos dans votre dernier roman, L’ILE DE L’ANGE DECHU, qui se déroule en 1925, où un inspecteur passera tout le roman à se demander s’il peut décemment servir un Etat qui est en train de basculer globalement dans le fascisme. Votre critique se tourne-t--elle plus envers l’Etat qui asservit sa police, ou envers l’individu qui a du mal à choisir un camp ?

Si je choisis cette période, c’est aussi pour critiquer la position que les Italiens oint eue pendant ce régime. Je le fais à travers la position individuelle d’un homme. Je suis romancier, pas historien, donc je mets en scène les choses, simplement en regardant comment évoluent les choses, sans porter de jugement. Ca, on ne peut le faire qu’en suivant une personne qui évolue le long d’une histoires, de plusieurs histoires. Je n’écris ni l’histoire du fascisme, ni celle de l’anti-fascisme, j’écris l’histoire de quelqu’un qui est fasciste ou de quelqu’un qui est anti-fasciste. Ce faisant, et aussi bizarre que cela puisse paraître, j’espère que ce personnage que j’invente m’apprendra quelque chose sur le fascisme, sur l’époque, tout au long de la fiction.

On vous sent gentil, par rapport à De Luca surtout. Vous êtes certes cynique avec ce personnage qui ne choisit pas de camp, mais vous restez tendre. Vous n’avez jamais eu envie d’être plus méchant ?

Je ne voulais pas que ce soit ainsi, au départ !… J’avais au début voulu écrire un roman avec un personnage négatif, je voulais décrire un policier qui exerçait le pouvoir à un moment où la police avait un pouvoir énorme. Mon policier était fasciste, il devait donc être négatif. Mais quand on commence à mettre en scène une personne, imaginer ce qu’elle a de mauvais mais aussi, comme tout le monde, ce qu’elle a de bon, et qu’en plus ce personnage est mon personnage et que donc on commence à y être attaché, on se rend compte que finalement c’est un perdant, pas un salaud… On commence à l’aimer. On peut très bien aimer aussi un personnage aussi noir qu’un serial killer, si on approfondit sa psychologie, on finit par lui trouver des choses humaines et sympathiques. Petit à petit, j’ai commencé à trouver que de Luca n’était pas si fasciste que ça, et presque anti-fasciste au bout du compte… J’ai écrit un roman avec lui, puis deux, puis trois, et en fait je n’ai toujours pas très bien compris ce personnage, sa psychologie. Je vais donc commencer un quatrième roman avec lui…

ALMOST BLUE et L’ILE DE L’ANGE DECHU sont vos deux derniers livres. On quitte De Luca et l’immédiat après-guerre. On sent dans ces deux romans une distance qui n’est pas du tout la même par rapport à vos personnages. Vous collez à eux et à ce qu’ils font, cela donne un côté plus lyrique, plus lent aussi, quelque chose qui se rapproche un peu du conte….

Avec les trois De Luca, j’avais utilisé une écriture très objective, comme les grands Américains (Thompson, Hammett,…), où on comprenait les personnages par ce qu’ils faisaient et disaient. Mais au fur et à mesure, en écrivant, on a envie de tenter des expériences nouvelles, j’ai aussi fait d’autres lectures, plus proches de la littérature d’horreur, et j’ai eu envie de décrire une réalité plus… effrayante. Tout en gardant mon inspiration, j’ai introduit ce que m’a apporté quelqu’un comme Dino Buzzati, par exemple. D’où le style plus " fantastique " de ces deux derniers romans.

Dans ALMOST BLUE, vous analysez non pas la psychologie d’un tueur, mais la progression et la mise en scène des pulsions de ce tueur, à travers cette figure du diable qui le traverse. N’avez-vous pas eu peur qu’on prenne ce roman pour le énième roman sur un tueur en série ?

Si, bien sûr, je savais qu’il y avait toute une série de modèles littéraires sur ce thème (LE SILENCE DES AGNEAUX, etc), qui en plus était très à la mode au moment de la sortie du livre (1997 en Italie, NDLR). Mais l’écrivain ne doit pas se préoccuper de la mode, ou de comment son lecteur va accueillir son roman. Je voulais écrire une histoire d’inquiétude, de folie, du côté obscur des choses et des gens. Le personnage qui exprime le mieux tout ça, c’est le serial killer, et c’est de cette réflexion que je suis pari, par rapport à mon travail sur les pulsions et l’obscur, pour écrire sur un serial killer. Il fallait donc absolument que mon serial killer soit le plus vrai possible, j’ai donc écrit avec l’aide d’un psychiatre (pour les recherches, hein…), pour écrire MON serial killer. Ce qui m’importe est que ce serial killer soit le mien, qui est alors forcément différent de celui des autres.

Avec ces deux veines qui sont les vôtres, l’une de " recherche historique " sur la période mussolinienne, l’autre contemporaine sur la psychologie d’un serial killer, vous avez là de des principales veines du roman noir… Vous avez en somme trouvé deux axes pour travailler les dérèglements d’une époque et comment les humains dérapent…

Le devoir d’un auteur de polars est précisément d’analyser les contradictions. Le polar commence au moment où les choses n’ont plus de règles, où tout dérape. Par exemple, mon personnage de De Luca est policier jusqu’à ce qu’il fasse des choses qui ne sont plus réglementaires, et il deviendrait presque criminel, par rapport aux règles de sa police. Lorsque les choses se dérèglent dans la société et que les gens commencent à se poser des questions, c’est alors que l’auteur de polars intervient. Bien sûr, il n’a pas de solution, mais il décrit les choses et les gens peuvent y réfléchir.

Que pourra-t-on voir de vous bientôt, en France ?

Il y en aura bientôt trois. Tout d’abord LA ORA DE RIMINI, un tout petit roman dans la Série Noire qui est un roman écrit récemment. Egalement LUPO MANARO (Loup-garou), qui lui date de 1993. Puis dans La Noire, un roman dont on n’a pas encore le titre français, et qui est un peu la suite de ALMOST BLUE, avec la même protagoniste.

Je voudrais aussi écrire un roman d’amour, mais on verra quand je serai vieux…

Merci à vous.

 

Interview réalisée à Paris, durant l’annuel festival de la Bastille, mi-juin 2002. La traduction fût aimablement assurée par Arlette Lauterbach, traductrice pour les Editions Gallimard.

 

Les romans noirs de Carlo Lucarelli :

En Série Noire : PHALANGE ARMEE – LE JOUR DU LOUP – CARTE BLANCHE, suivi de L’ETE TROUBLE – VIA DELLE OCHE

A La Noire : GUERNICA (1998) – ALMOST BLUE (2001 – 203 p – 17.43 € ou 115 frs) – L’ILE DE L’ANGE DECHU (2002 – 254 p – 17.50 € ou 114 frs)

"Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon" (Jack London)

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