[Une version sonore de cette interview est
disponible sur le site,
version légèrement différente donc,
dans le cadre d’ ENJOY POLAR – VERSION MAUVAIS
GENRES ]
Interdite pendant de très nombreuses années
par le régime politique,
la littérature noire italienne
a
retrouvé droit de cité
depuis les années 90, et
est traduite
en France depuis cette
période. Outre Battisti,
auteur exilé
en France, on peut découvrir,
quelques mois ou années
après
leur publication originale,
des auteurs majeurs comme
Andrea
Pinketts, Marcello Fois,
Andrea Camilleri, entre
autres. Des
personnes (Serge Quadrupanni)
ou des éditeurs et traducteurs
(la Série Noire ou les
défuntes Tram’Editions)
ont fait ce
courageux travail de recherche
et de fidélité, pour nous
faire
découvrir des auteurs éminemment
intéressants dans leur
rapport à l’histoire, à
la contemporanéité, à la
nervosité
littéraire.
Parmi ces auteurs, Carlo Lucarelli. Dix
romans publiés en France,
tous dans le genre noir (sauf deux
romans " pour jeunesse "),
tous (sauf un) situés
dans le passé italien de
ce siècle. Fondateur du " Groupe
13 " à Bologne, il
a fait de ce passé sa principale
recherche, à la fois sociétale
dans sa matrice et
psychologique pour ses
personnages. Avec ALMOST BLUE, un roman
sur un tueur en série,
publié en France en 2001, il montrait
qu’il pouvait aussi travailler
des figures et des peurs
contemporaines. Son rapport
à ses personnages, à la fois
cynique mais sans prise
de position sur leurs ambiguïtés
lorsqu’ils en ont, a le
mérite de l’attachement de l’auteur
autant que celui du débat
avec le lecteur. Dans chacun de ses
romans, il montre une maîtrise
parfaite des milieux policiers,
des usages, procédures
et hiérarchies. Rencontre avec un
metteur en scène qui donne
une voie à son monde…
Hubert Artus : Carlo Lucarelli, on vous
avais connu en France avec
le Groupe 13. L’optique
de ce
groupe littéraire était
de remettre clairement
en scène le
passé de l’Italie, l’assumer
clairement dans le présent,
dans
la fiction que ce présent
générait (qui trouvait
forcément des
origines dans le passé),
ce qui est aussi votre
travail, dans
votre veine historique.
Où en est ce groupe, et
comment vous
positionnez-vous maintenant
par rapport à lui ?
Carlo Lucarelli (traduit par Arlette
Lauterbach): Le Groupe 13 a débuté à Bologne, il avait
pour but de mettre en relation
une certaine tradition du roman
policier italien et la
nouvelle tendance (représentée par
Fois, Baldini, Pacucci,
moi-même). Les auteurs qui le
composaient respectaient
certes la tradition du polar, mais
avaient aussi un engagement
politique, faisaient passer des
faits sociaux, des faits
de société, dans leur littérature.
C’était surtout une sorte
d’école, une Gialli Bologne (le
terme Gialli désigne ici
le genre noir italien, NDLR)… C’était
une conception du polar
qui se base effectivement sur un
travail de mémoire, sur
le polar comme roman critique envers
la société. La vieille
tradition du polar renouvelée par les
modernes… Ce groupe, bien
qu’il ne fasse plus rien pour le
moment, existe toujours.
Pour ce qui est du travail sur le passé,
c’est à l’Italie mussolinienne
et de l’immédiat
après-Mussolini que vous
vous intéressez. Comment
vous
êtes-vous intéressé à cette
période ?
J’étais étudiant en Histoire Contemporaine,
alors… Si j’avais été en
Histoire Antique, peut-être aurais-je
écris sur l’Antiquité !…
Non, en fait, cette période
" mussolinienne "
est une époque primordiale dans
l’histoire italienne. Dans
cette période prennent racine
beaucoup de choses peu
reluisantes qui se produisent
aujourd’hui. Une période
pleine de mystères, très trouble,
avec laquelle l’Italie
n’a toujours pas réglé ses comptes.
C’est donc précisément
une période qu’affectionnera un auteur
analysant les contradictions
pour faire de la fiction.
Vos mises en scène, leur réalisme, sont
très précises. Pour votre
travail de documentation,
êtes-vous
plus rigoureux lorsque
vous vous documentez en
vue de romans
sur le passé ou sur le
présent ?
Oui, car quand on travaille sur une période
comme celle-là, il y a
des détails qui sont importants et
d’autres moins. Mais néanmoins,
pour que le lecteur
s’intéresse à ce qu’on
lui raconte, c’est précisément dans ces
détails qu’il faut aller
fouiller. C’est dans ces détails
qu’il faudra alors être
rigoureux. Mon lecteur doit savoir
exactement comment s’allume
la lumière d’une pièce dans les
années 30 (c’est une clé
qu’on tourne, il n’y a pas
d’interrupteur), tous ces
détails-là. Il me faut aussi décrire
très rigoureusement comment
on vit dans un Etat dictatorial,
ainsi que la vie courante
d’un policier de cette époque. Comme
c’est à moi d’amener ces
renseignements au lecteur, je dois
être parfaitement au courant
de ces détails, d’où le travail
conséquent qui est le mien.
Ceci dit, dans la mesure où l’époque est
lointaine et où le lecteur
ne l’a pas forcément vécu, je peux
me permettre des distorsions…
Mais je dois être le plus
rigoureux possible. Paradoxalement,
c’est lorsque je parle de
l’époque actuelle, que
tout le monde vit et connaît, je peux
moins me permettre d’inventer… Une de vos caractéristiques est d’être très
précis sur les fonctionnements
des corps de police, les
relations des corps de
police entre eux, des hiérarchies,
des
modes de vie " internes ",
de divers
asservissements. Le flic
De Luca, qu’on voit VIA
DELLE OCHE,
L’ETE TROUBLE et CARTE
BLANCHE, traverse l’époque
de la guerre
et de l’après-guerre en
restant dans la police,
collaborer
avec des polices de différents
pouvoirs en place ne le
heurte
pas. Autre propos dans
votre dernier roman, L’ILE
DE L’ANGE
DECHU, qui se déroule en
1925, où un inspecteur
passera tout
le roman à se demander
s’il peut décemment servir
un Etat qui
est en train de basculer
globalement dans le fascisme.
Votre
critique se tourne-t--elle
plus envers l’Etat qui
asservit sa
police, ou envers l’individu
qui a du mal à choisir
un
camp ?
Si je choisis cette période, c’est aussi
pour
critiquer la position que
les Italiens oint eue pendant ce
régime. Je le fais à travers
la position individuelle d’un
homme. Je suis romancier,
pas historien, donc je mets en scène
les choses, simplement
en regardant comment évoluent les
choses, sans porter de
jugement. Ca, on ne peut le faire qu’en
suivant une personne qui
évolue le long d’une histoires, de
plusieurs histoires. Je
n’écris ni l’histoire du fascisme, ni
celle de l’anti-fascisme,
j’écris l’histoire de quelqu’un qui
est fasciste ou de quelqu’un
qui est anti-fasciste. Ce
faisant, et aussi bizarre
que cela puisse paraître, j’espère
que ce personnage que j’invente
m’apprendra quelque chose sur
le fascisme, sur l’époque,
tout au long de la fiction.
On vous sent gentil, par rapport à De Luca
surtout. Vous êtes certes
cynique avec ce personnage
qui ne
choisit pas de camp, mais
vous restez tendre. Vous
n’avez
jamais eu envie d’être
plus méchant ?
Je ne voulais pas que ce soit ainsi, au
départ !… J’avais
au début voulu écrire un roman avec un
personnage négatif, je
voulais décrire un policier qui
exerçait le pouvoir à un
moment où la police avait un pouvoir
énorme. Mon policier était
fasciste, il devait donc être
négatif. Mais quand on
commence à mettre en scène une
personne, imaginer ce qu’elle
a de mauvais mais aussi, comme
tout le monde, ce qu’elle
a de bon, et qu’en plus ce
personnage est mon personnage
et que donc on commence à y être
attaché, on se rend compte
que finalement c’est un perdant,
pas un salaud… On commence
à l’aimer. On peut très bien aimer
aussi un personnage aussi
noir qu’un serial killer, si on
approfondit sa psychologie,
on finit par lui trouver des
choses humaines et sympathiques.
Petit à petit, j’ai commencé
à trouver que de Luca n’était
pas si fasciste que ça, et
presque anti-fasciste au
bout du compte… J’ai écrit un roman
avec lui, puis deux, puis
trois, et en fait je n’ai toujours
pas très bien compris ce
personnage, sa psychologie. Je vais
donc commencer un quatrième
roman avec lui… ALMOST BLUE et L’ILE DE L’ANGE DECHU sont
vos
deux derniers livres. On
quitte De Luca et l’immédiat
après-guerre. On sent dans
ces deux romans une distance
qui
n’est pas du tout la même
par rapport à vos personnages.
Vous
collez à eux et à ce qu’ils
font, cela donne un côté
plus
lyrique, plus lent aussi,
quelque chose qui se rapproche
un
peu du conte….
Avec les trois De Luca, j’avais utilisé une
écriture très objective,
comme les grands Américains
(Thompson, Hammett,…),
où on comprenait les personnages par ce
qu’ils faisaient et disaient.
Mais au fur et à mesure, en
écrivant, on a envie de
tenter des expériences nouvelles, j’ai
aussi fait d’autres lectures,
plus proches de la littérature
d’horreur, et j’ai eu envie
de décrire une réalité plus…
effrayante. Tout en gardant
mon inspiration, j’ai introduit ce
que m’a apporté quelqu’un
comme Dino Buzzati, par exemple.
D’où le style plus " fantastique "
de ces deux
derniers romans.
Dans ALMOST BLUE, vous analysez non pas la
psychologie d’un tueur,
mais la progression et
la mise en
scène des pulsions de ce
tueur, à travers cette
figure du
diable qui le traverse.
N’avez-vous pas eu peur
qu’on prenne
ce roman pour le énième
roman sur un tueur en
série ?
Si, bien sûr, je savais qu’il y avait toute
une série de modèles littéraires
sur ce thème (LE SILENCE DES
AGNEAUX, etc), qui en plus
était très à la mode au moment de
la sortie du livre (1997
en Italie, NDLR). Mais l’écrivain ne
doit pas se préoccuper
de la mode, ou de comment son lecteur
va accueillir son roman.
Je voulais écrire une histoire
d’inquiétude, de folie,
du côté obscur des choses et des gens.
Le personnage qui exprime
le mieux tout ça, c’est le serial
killer, et c’est de cette
réflexion que je suis pari, par
rapport à mon travail sur
les pulsions et l’obscur, pour
écrire sur un serial killer.
Il fallait donc absolument que
mon serial killer soit
le plus vrai possible, j’ai donc écrit
avec l’aide d’un psychiatre
(pour les recherches, hein…), pour
écrire MON serial killer.
Ce qui m’importe est que ce serial
killer soit le mien, qui
est alors forcément différent de
celui des autres.
Avec ces deux veines qui sont les vôtres,
l’une de " recherche
historique " sur la
période
mussolinienne, l’autre
contemporaine sur la psychologie
d’un
serial killer, vous avez
là de des principales veines
du roman
noir… Vous avez en somme
trouvé deux axes pour travailler
les
dérèglements d’une époque
et comment les humains
dérapent…
Le devoir d’un auteur de polars est
précisément d’analyser
les contradictions. Le polar commence
au moment où les choses
n’ont plus de règles, où tout dérape.
Par exemple, mon personnage
de De Luca est policier jusqu’à ce
qu’il fasse des choses
qui ne sont plus réglementaires, et il
deviendrait presque criminel,
par rapport aux règles de sa
police. Lorsque les choses
se dérèglent dans la société et que
les gens commencent à se
poser des questions, c’est alors que
l’auteur de polars intervient.
Bien sûr, il n’a pas de
solution, mais il décrit
les choses et les gens peuvent y
réfléchir.
Que pourra-t-on voir de vous bientôt, en
France ?
Il y en aura bientôt trois. Tout d’abord
LA
ORA DE RIMINI, un tout
petit roman dans la Série Noire qui est
un roman écrit récemment.
Egalement LUPO MANARO (Loup-garou),
qui lui date de 1993. Puis
dans La Noire, un roman dont on n’a
pas encore le titre français,
et qui est un peu la suite de
ALMOST BLUE, avec la même
protagoniste.
Je voudrais aussi écrire un roman d’amour,
mais on verra quand je
serai vieux…
Merci à vous.
Interview réalisée à Paris, durant l’annuel
festival de la Bastille,
mi-juin 2002. La traduction fût
aimablement assurée par
Arlette Lauterbach, traductrice pour
les Editions Gallimard.
Les romans noirs de Carlo
Lucarelli :
En Série Noire : PHALANGE ARMEE – LE
JOUR DU LOUP – CARTE BLANCHE,
suivi de L’ETE TROUBLE – VIA
DELLE OCHE
A La Noire : GUERNICA (1998) – ALMOST
BLUE (2001 – 203 p – 17.43
€ ou 115 frs) – L’ILE DE L’ANGE
DECHU (2002 – 254 p – 17.50
€ ou 114 frs) |